Madame L. est orientée par l’infirmière qui suit sa fille Morgan, 17 ans, pour un syndrome anorexique manifeste depuis quelques mois. Madame L. dit souhaiter obtenir un « soutien parental » quant à ce qu’elle nomme « la maladie » de Morgan. Ce qui se traduit par une demande de conseils et de méthodes autour de l’anorexie. C’est ainsi, par une tentative de maîtrise via le savoir et le contrôle, que Madame L. cherche à traiter le réel qui surgit, à l’instar de la position qu’elle a toujours tenue dans l’existence. Stratégie subjective qu’elle motive ici par ce qu’elle désigne comme une « trahison » de sa fille de lui avoir menti sur ses pratiques de vomissement. La perte de confiance engendrée se noue à un avertissement des médecins sur le risque suicidaire pour justifier d’une surveillance rapprochée de la jeune fille qui laisse angoisse et responsabilité du côté de Madame L.
Concédons cependant que, jusqu’à ce jour, la position de Madame L. a permis une certaine homéostasie. Le récit que cette dernière produit sur son existence ne donne pas trace de division subjective : de son enfance et de son adolescence, rien à signaler ; elle est mariée depuis vingt-cinq ans au père de ses trois enfants dont Morgan est l’aînée ; le couple a une situation professionnelle sécurisante ; enfin, chaque membre de la famille s’inscrit dans une activité sportive. Bref, une vie réglée comme du papier à musique avant que le symptôme de Morgan ne vienne faire effraction. Je m’appuierai sur ce constat d’une vie sans anicroche pour lui signifier que je n’ai pas de conseil à prodiguer. Toutefois, lorsqu’elle regrette qu’aucun des membres de son foyer ne pratique la musique, j’émets l’hypothèse qu’en effet, l’ensemble manque peut-être « d’une touche de rock’n’roll ».
De l’enfance de Morgan, Madame L. extrait deux faits qui lui semblent importants de signaler. Le premier est qu’elle a cessé d’allaiter cette dernière à trois mois : « je n’avais plus assez de lait parce qu’elle demandait trop », dit-elle. Le second est de préciser que Morgan a toujours aimé manger au point qu’à l’âge de sept ans, le pédiatre leur a conseillé d’être vigilants. « On a donc fait attention mais sans la priver », précise-t-elle. Au quotidien, c’est Madame L. qui cuisine. Elle aime cela lorsqu’elle a le temps mais le fait que cette tâche lui incombe chaque soir en rentrant du travail, la transforme en corvée. En revanche, faire à manger aux autres plait à Morgan. Elle s’arrange d’ailleurs, depuis quelques temps, pour devancer sa mère dans la préparation des repas. « C’est une stratégie pour contrôler les calories », commente Madame L. « Je vais la contrer en la devançant à mon tour et lui expliquer qu’il est impossible de tout maîtriser dans la vie » ajoute-t-elle. Je ponctuerai cette initiative d’un « faites ce que je dis, non ce que je fais ! »
Madame L. pense également que Morgan s’investit trop dans les tâches ménagères, que ça n’est pas son rôle de tout gérer, « chacun sa place », dit-elle. Pourtant, lorsque je l’interrogerai plus tard sur les effets que produit l’absence de Morgan en raison de ses hospitalisations, sa réponse portera uniquement sur l’intendance. « On fait comme on peut, il est vrai qu’elle me secondait bien : mettre le couvert, repasser, aider son frère dans les leçons, etc. ». La charge de ces taches, laissées vacantes, revient à Madame L. et à sa fille cadette, comme une évidence.
Quelque chose de la position de jouissance du sujet se précise : tout faire, tout gérer, tout vérifier et s’en plaindre. Le ménage, les factures, les rendez-vous médicaux, les devoirs et, plus récemment, « soutenir » Morgan. « J’essaie de lui trouver des solutions, des pistes, je suis obligée de prendre des initiatives sinon elle stagne », précise Madame L.
Un énoncé de ses beaux-parents concernant l’anorexie de leur petite-fille vient conforter son idée qu’il lui faut tout prendre à sa charge : « Vous ne faites rien », lui ont-ils reproché. Paroles dont son mari se fait le relai en reprochant lui-même à sa femme l’absence de résultats probants quant aux démarches de soin effectuées. Madame L. dénonce cette volonté paternelle que tout rentre dans l’ordre alors même qu’il ne se mobilise pas. Il en a d’ailleurs toujours été ainsi avec celui qu’elle finit par désigner comme son quatrième enfant. Mais elle concède s’être toujours occupée seule des enfants, notamment lorsqu’ils étaient malades. Elle émet l’hypothèse d’un lien entre cette exclusivité et la non implication de son mari. J’opère une scansion.
Convenir des prochaines rencontres avec Madame L. est toujours compliqué. Elle est débordée, à tel point qu’elle a oublié d’apporter le carnet de santé des puînés lors d’une visite chez le pédiatre. Cet acte manqué, qui se produit après plusieurs séances, lui est reproché par ses deux enfants. De mon côté, je l’en féliciterai avec éloquence et insistance. Je poserai également que nos temps de rencontre ne seront plus modifiables, à sa charge de les honorer ou non.
La séance suivante semble indiquer que le sujet a pris acte de ce que je ne conduirai pas le travail sur le terrain de la faute d’éducation parentale, celui de la culpabilité. S’est opéré un allégement du surmoi propice à ce que Madame L. livre ce qui se joue pour elle, là où son discours initial était saturé de propos liés à Morgan. Elle s’autorise enfin à élaborer sur ses propres actes et affects, ce qui était, pour elle, « hors de propos » en début de traitement. Ainsi, elle dit vivre ce raté du carnet de santé comme « une faille », signifiant qu’elle associe à la rupture, à l’absence de linéarité et, finalement, au divorce. Elle reconnait y penser parfois, lorsqu’elle est en colère d’avoir tout à gérer. Madame L. entame quelque peu l’idéal de la bonne maman et formule que cette maitrise de la cellule familiale s’est toujours faite au détriment des autres pans de sa vie. En effet, c’est bien sur son désir que Madame L. cède pour satisfaire au devoir maternel. Elle aimerait voyager. Impossible. « Trop cher ». Elle aimerait un week-end en couple. Impossible. Personne pour garder les enfants. Elle aimerait déléguer. Impossible. Son mari ne relaie pas. J’interroge. Madame L. dénonce l’absence d’initiative de ce dernier et l’impossibilité pour elle de s’appuyer sur lui. Elle décrit un homme qui veut tout contrôler mais ne rien faire ; un homme irritable au parler brut envers ses proches ; ou encore, un homme qui n’est pas en mesure d’accompagner sa fille dans ses démarches de soin. La question initiale de comment faire avec sa fille anorexique se transpose, au fil du travail en celle de comment faire autrement avec son mari.
Lorsque Morgan demande à sa mère si Monsieur L. était déjà en surpoids quand elle l’a rencontré et épousé, Madame L. pense que sa fille s’inquiète de devenir comme lui. Elle n’entend rien d’une question portant sur le désir d’une femme à l’égard d’un homme. Voilà une vérité que le symptôme de Morgan vient à révéler : le choix que Madame L. a fait de pallier à la vacuité de cet homme, dans ses places de père et de mari, laissant de côté les dimensions du désir et de la féminité.
Au terme de seize séances de travail, Madame L. consentira à ne pas devenir experte ès anorexie et à le faire consister au sein de sa famille. Des effets pour elle-même et pour Morgan vont se produire en conséquence. Ce pas de côté découvre les questions de l’amour et de son désir de femme à l’égard de son mari. À la charge de Madame L. de s’engager dans un nouveau cycle de consultations pour tenter d’éclairer ces questions.
Madame L. est orientée par l’infirmière qui suit sa fille Morgan, 17 ans, pour un syndrome anorexique manifeste depuis quelques mois. Madame L. dit souhaiter obtenir un « soutien parental » quant à ce qu’elle nomme « la maladie » de Morgan. Ce qui se traduit par une demande de conseils et de méthodes autour de l’anorexie. C’est ainsi, par une tentative de maîtrise via le savoir et le contrôle, que Madame L. cherche à traiter le réel qui surgit, à l’instar de la position qu’elle a toujours tenue dans l’existence. Stratégie subjective qu’elle motive ici par ce qu’elle désigne comme une « trahison » de sa fille de lui avoir menti sur ses pratiques de vomissement. La perte de confiance engendrée se noue à un avertissement des médecins sur le risque suicidaire pour justifier d’une surveillance rapprochée de la jeune fille qui laisse angoisse et responsabilité du côté de Madame L.
Concédons cependant que, jusqu’à ce jour, la position de Madame L. a permis une certaine homéostasie. Le récit que cette dernière produit sur son existence ne donne pas trace de division subjective : de son enfance et de son adolescence, rien à signaler ; elle est mariée depuis vingt-cinq ans au père de ses trois enfants dont Morgan est l’aînée ; le couple a une situation professionnelle sécurisante ; enfin, chaque membre de la famille s’inscrit dans une activité sportive. Bref, une vie réglée comme du papier à musique avant que le symptôme de Morgan ne vienne faire effraction. Je m’appuierai sur ce constat d’une vie sans anicroche pour lui signifier que je n’ai pas de conseil à prodiguer. Toutefois, lorsqu’elle regrette qu’aucun des membres de son foyer ne pratique la musique, j’émets l’hypothèse qu’en effet, l’ensemble manque peut-être « d’une touche de rock’n’roll ».
De l’enfance de Morgan, Madame L. extrait deux faits qui lui semblent importants de signaler. Le premier est qu’elle a cessé d’allaiter cette dernière à trois mois : « je n’avais plus assez de lait parce qu’elle demandait trop », dit-elle. Le second est de préciser que Morgan a toujours aimé manger au point qu’à l’âge de sept ans, le pédiatre leur a conseillé d’être vigilants. « On a donc fait attention mais sans la priver », précise-t-elle. Au quotidien, c’est Madame L. qui cuisine. Elle aime cela lorsqu’elle a le temps mais le fait que cette tâche lui incombe chaque soir en rentrant du travail, la transforme en corvée. En revanche, faire à manger aux autres plait à Morgan. Elle s’arrange d’ailleurs, depuis quelques temps, pour devancer sa mère dans la préparation des repas. « C’est une stratégie pour contrôler les calories », commente Madame L. « Je vais la contrer en la devançant à mon tour et lui expliquer qu’il est impossible de tout maîtriser dans la vie » ajoute-t-elle. Je ponctuerai cette initiative d’un « faites ce que je dis, non ce que je fais ! »
Madame L. pense également que Morgan s’investit trop dans les tâches ménagères, que ça n’est pas son rôle de tout gérer, « chacun sa place », dit-elle. Pourtant, lorsque je l’interrogerai plus tard sur les effets que produit l’absence de Morgan en raison de ses hospitalisations, sa réponse portera uniquement sur l’intendance. « On fait comme on peut, il est vrai qu’elle me secondait bien : mettre le couvert, repasser, aider son frère dans les leçons, etc. ». La charge de ces taches, laissées vacantes, revient à Madame L. et à sa fille cadette, comme une évidence.
Quelque chose de la position de jouissance du sujet se précise : tout faire, tout gérer, tout vérifier et s’en plaindre. Le ménage, les factures, les rendez-vous médicaux, les devoirs et, plus récemment, « soutenir » Morgan. « J’essaie de lui trouver des solutions, des pistes, je suis obligée de prendre des initiatives sinon elle stagne », précise Madame L.
Un énoncé de ses beaux-parents concernant l’anorexie de leur petite-fille vient conforter son idée qu’il lui faut tout prendre à sa charge : « Vous ne faites rien », lui ont-ils reproché. Paroles dont son mari se fait le relai en reprochant lui-même à sa femme l’absence de résultats probants quant aux démarches de soin effectuées. Madame L. dénonce cette volonté paternelle que tout rentre dans l’ordre alors même qu’il ne se mobilise pas. Il en a d’ailleurs toujours été ainsi avec celui qu’elle finit par désigner comme son quatrième enfant. Mais elle concède s’être toujours occupée seule des enfants, notamment lorsqu’ils étaient malades. Elle émet l’hypothèse d’un lien entre cette exclusivité et la non implication de son mari. J’opère une scansion.
Convenir des prochaines rencontres avec Madame L. est toujours compliqué. Elle est débordée, à tel point qu’elle a oublié d’apporter le carnet de santé des puînés lors d’une visite chez le pédiatre. Cet acte manqué, qui se produit après plusieurs séances, lui est reproché par ses deux enfants. De mon côté, je l’en féliciterai avec éloquence et insistance. Je poserai également que nos temps de rencontre ne seront plus modifiables, à sa charge de les honorer ou non.
La séance suivante semble indiquer que le sujet a pris acte de ce que je ne conduirai pas le travail sur le terrain de la faute d’éducation parentale, celui de la culpabilité. S’est opéré un allégement du surmoi propice à ce que Madame L. livre ce qui se joue pour elle, là où son discours initial était saturé de propos liés à Morgan. Elle s’autorise enfin à élaborer sur ses propres actes et affects, ce qui était, pour elle, « hors de propos » en début de traitement. Ainsi, elle dit vivre ce raté du carnet de santé comme « une faille », signifiant qu’elle associe à la rupture, à l’absence de linéarité et, finalement, au divorce. Elle reconnait y penser parfois, lorsqu’elle est en colère d’avoir tout à gérer. Madame L. entame quelque peu l’idéal de la bonne maman et formule que cette maitrise de la cellule familiale s’est toujours faite au détriment des autres pans de sa vie. En effet, c’est bien sur son désir que Madame L. cède pour satisfaire au devoir maternel. Elle aimerait voyager. Impossible. « Trop cher ». Elle aimerait un week-end en couple. Impossible. Personne pour garder les enfants. Elle aimerait déléguer. Impossible. Son mari ne relaie pas. J’interroge. Madame L. dénonce l’absence d’initiative de ce dernier et l’impossibilité pour elle de s’appuyer sur lui. Elle décrit un homme qui veut tout contrôler mais ne rien faire ; un homme irritable au parler brut envers ses proches ; ou encore, un homme qui n’est pas en mesure d’accompagner sa fille dans ses démarches de soin. La question initiale de comment faire avec sa fille anorexique se transpose, au fil du travail en celle de comment faire autrement avec son mari.
Lorsque Morgan demande à sa mère si Monsieur L. était déjà en surpoids quand elle l’a rencontré et épousé, Madame L. pense que sa fille s’inquiète de devenir comme lui. Elle n’entend rien d’une question portant sur le désir d’une femme à l’égard d’un homme. Voilà une vérité que le symptôme de Morgan vient à révéler : le choix que Madame L. a fait de pallier à la vacuité de cet homme, dans ses places de père et de mari, laissant de côté les dimensions du désir et de la féminité.
Au terme de seize séances de travail, Madame L. consentira à ne pas devenir experte ès anorexie et à le faire consister au sein de sa famille. Des effets pour elle-même et pour Morgan vont se produire en conséquence. Ce pas de côté découvre les questions de l’amour et de son désir de femme à l’égard de son mari. À la charge de Madame L. de s’engager dans un nouveau cycle de consultations pour tenter d’éclairer ces questions.