J’ai reçu Monsieur Bâ, âgé de vingt-deux ans, dans un service de médecine universitaire, sur une période de quatre mois. Il était déjà venu consulter pour des idées obsédantes consécutives à un rêve dans lequel sa tante, nue, « l’entreprend ». Ce sont désormais des maux de tête « invalidants » qui l’amènent à reprendre les séance et qui surgissent au moment de réviser ou de se rendre en cours, provoquant ainsi l’échec scolaire. Monsieur Bâ fait également part de problèmes de mémoire. Malgré une tendance à se remémorer tout ce qui a pu être dit lors d’une conversation, et ce, jusqu’au fameux mal de tête, l’oubli affecte certains domaines, essentiellement celui de la scolarité.
Quelles sont les causes de ces maux ? « C’est lorsque l’on rencontre le Diable » confie-t-il. Avant d’ajouter que c’est héréditaire, ses grands-parents mais aussi une tante, celle qui l’entreprend dans son rêve, sont aux prises de pareils phénomènes. Cependant, les traitements que propose sa culture, celle d’Afrique subsaharienne, tels que des lavages avec des versets du Coran, n’ont pas fonctionné pour son cas. Il émet l’idée qu’il peut s’agir d’autre chose que du Diable.
Monsieur Bâ livrera au fil des séances les cauchemars qui le tourmentent au point de le réveiller et de le laisser aux prises de l’angoisse, de sensations d’étouffement et d’un sentiment de découragement. Parfois, ce sont des gens, des voisins notamment, qui le poursuivent dans l’intention de lui faire du mal. De ce contenu de rêve, notre patient déduit : « Ils font tout pour m’empêcher d’accéder au bonheur parce qu’ils doivent s’apercevoir que j’ai un avenir meilleur. Ils sont jaloux parce que je deviendrai une grande personne dans le futur. Ils sont très forts dans leur sorcellerie quand ils le veulent ».
Les époux Ortigues, dans leur ouvrage « Œdipe africain », décrivent la tendance, dans les cultures africaines, à projeter au champ de l’Autre la culpabilité consécutive au souhait de supplanter un rival, parental ou fraternel, de sorte que les sentiments de persécution sont omniprésents dans les tableaux cliniques, quelle que soit la structure du sujet. Aussi, nombre de consultants relient le déclenchement de leurs troubles à un maraboutage suscité par la jalousie d’un proche ou encore à une volonté divine. Suivant la conception traditionnelle, la maladie et l’échec ont toujours des causes intentionnelles.
Il y a bien, dans les propos de Monsieur Bâ, une localisation au champ d’un Autre méchant de l’origine de ses symptômes, localisation caractéristique de la paranoïa et en constitution dans la schizophrénie paranoïde. Cependant, aucun point de certitude inébranlable, aucune ébauche de féminisation ni troubles du langage ne sont repérables. Plutôt que d’un délire paranoïaque, nous faisons l’hypothèse que ce sujet est aux prises des modèles d’interprétation offerts par le discours courant et les signifiants maître de sa culture pour expliquer l’origine de ses troubles. C’est pourquoi il s’agit, dans l’orientation du travail, de viser à extraire ce sujet de ces signifiants traditionnels qui objectent à l’ouverture de l’Autre scène, l’inconscient. Les séances offrent à Monsieur Bâ l’opportunité de se dire malgré tous ces sens proposés par sa culture.
Un bref cauchemar rapporté en séance : Monsieur Bâ a l’impression qu’une entité mi humaine, mi animale lui serre le cou sans qu’il puisse s’en défaire. La douleur et la peur provoquent le réveil. Ses premières associations le conduisent à identifier l’entité au Diable, association du côté de la signification donc. Il repère que de tels phénomènes s’étaient déjà produits lorsqu’il avait 13-14 ans. Lorsque je lui demande ce que cet âge évoque pour lui, Monsieur Bâ y associe ses premiers rapports sexuels avec une jeune fille avec laquelle il a entretenu une relation clandestine durant quatre ans. Il m’explique que dans son pays, lorsque l’on « dévierge » une fille, il faut en assumer la conséquence directe : le mariage, ce qu’il ne souhaitait aucunement. De cette période, il garde le souvenir de sentiments de dégoût et d’angoisse omniprésents corrélés au franchissement d’un interdit culturel et divin. Or, Monsieur Bâ entretient de nouveau, depuis quelques mois, une relation hors mariage avec une jeune femme compatriote. J’arrêterai la séance sur la coïncidence de la survenue des cauchemars avec l’interdit sexuel bravé.
Par la suite de cette séance, le sujet va s’autoriser à exprimer une division subjective et sa responsabilité dans ce qui lui arrive : d’un côté son aspiration au « walihou », être pur et proche de Dieu, de l’autre sa difficulté à vivre sans l’Autre sexe. Monsieur Bâ notera un apaisement de sa symptomatologie avant son aggravation à l’approche des examens universitaires.
Après deux premières années échouées en informatique, Monsieur Bâ s’est réorienté en première année de sciences économiques. Pourtant il qualifie l’informatique de passion qui lui aurait permis de grandes perspectives professionnelles. Mais cela lui demandait un niveau de concentration incompatible avec sa santé.
Au fil de la discussion, je m’aperçois que le père de notre patient a également suivi des études en économie, enseignées par des colons français. Cela lui a permis de travailler pour le gouvernement avant d’être contraint de se réorienter, lui aussi, dans le commerce indépendant lors d’un changement de régime. Il confie alors que son père souhaitait que son fils fasse des études courtes afin de reprendre son commerce. « Il faut absolument qu’un fils imite le père », faute de quoi ce dernier se voit déshonoré. « Mon père m’offre la possibilité de continuer mes études ici, mais il compte sur moi ».
Mes interventions et scansions vont permettre à ce sujet de repérer de quelle manière ses symptômes, maux de tête, obsessions, oublis, répondent à la volonté paternelle qu’il cesse les études pour prendre sa suite. L’échec scolaire « permet », avec toute la souffrance qui lui est corrélée, de ne pas tenter le Diable.
Le cas de Monsieur Bâ pose la question de notre pratique avec ces patients issus de cultures et de discours radicalement différents. Une première tranche du travail avec le sujet névrosé consiste le plus souvent à décoller celui-ci des significations proposées par la tradition dont il est issu, qu’elles soient religieuses ou médicales. La suite du traitement pour Monsieur Bâ devrait viser à l’extraire du désir paternel soutenu par la tradition et qui le pousse à céder sur son propre désir – ne pas reprendre le commerce paternel, travailler dans l’informatique. Cependant nous posons ici la question d’une telle orientation pour un sujet ancré dans un discours où le fait d’être plus savant que son parent expose explicitement l’enfant à un danger de mort.
J’ai reçu Monsieur Bâ, âgé de vingt-deux ans, dans un service de médecine universitaire, sur une période de quatre mois. Il était déjà venu consulter pour des idées obsédantes consécutives à un rêve dans lequel sa tante, nue, « l’entreprend ». Ce sont désormais des maux de tête « invalidants » qui l’amènent à reprendre les séance et qui surgissent au moment de réviser ou de se rendre en cours, provoquant ainsi l’échec scolaire. Monsieur Bâ fait également part de problèmes de mémoire. Malgré une tendance à se remémorer tout ce qui a pu être dit lors d’une conversation, et ce, jusqu’au fameux mal de tête, l’oubli affecte certains domaines, essentiellement celui de la scolarité.
Quelles sont les causes de ces maux ? « C’est lorsque l’on rencontre le Diable » confie-t-il. Avant d’ajouter que c’est héréditaire, ses grands-parents mais aussi une tante, celle qui l’entreprend dans son rêve, sont aux prises de pareils phénomènes. Cependant, les traitements que propose sa culture, celle d’Afrique subsaharienne, tels que des lavages avec des versets du Coran, n’ont pas fonctionné pour son cas. Il émet l’idée qu’il peut s’agir d’autre chose que du Diable.
Monsieur Bâ livrera au fil des séances les cauchemars qui le tourmentent au point de le réveiller et de le laisser aux prises de l’angoisse, de sensations d’étouffement et d’un sentiment de découragement. Parfois, ce sont des gens, des voisins notamment, qui le poursuivent dans l’intention de lui faire du mal. De ce contenu de rêve, notre patient déduit : « Ils font tout pour m’empêcher d’accéder au bonheur parce qu’ils doivent s’apercevoir que j’ai un avenir meilleur. Ils sont jaloux parce que je deviendrai une grande personne dans le futur. Ils sont très forts dans leur sorcellerie quand ils le veulent ».
Les époux Ortigues, dans leur ouvrage « Œdipe africain », décrivent la tendance, dans les cultures africaines, à projeter au champ de l’Autre la culpabilité consécutive au souhait de supplanter un rival, parental ou fraternel, de sorte que les sentiments de persécution sont omniprésents dans les tableaux cliniques, quelle que soit la structure du sujet. Aussi, nombre de consultants relient le déclenchement de leurs troubles à un maraboutage suscité par la jalousie d’un proche ou encore à une volonté divine. Suivant la conception traditionnelle, la maladie et l’échec ont toujours des causes intentionnelles.
Il y a bien, dans les propos de Monsieur Bâ, une localisation au champ d’un Autre méchant de l’origine de ses symptômes, localisation caractéristique de la paranoïa et en constitution dans la schizophrénie paranoïde. Cependant, aucun point de certitude inébranlable, aucune ébauche de féminisation ni troubles du langage ne sont repérables. Plutôt que d’un délire paranoïaque, nous faisons l’hypothèse que ce sujet est aux prises des modèles d’interprétation offerts par le discours courant et les signifiants maître de sa culture pour expliquer l’origine de ses troubles. C’est pourquoi il s’agit, dans l’orientation du travail, de viser à extraire ce sujet de ces signifiants traditionnels qui objectent à l’ouverture de l’Autre scène, l’inconscient. Les séances offrent à Monsieur Bâ l’opportunité de se dire malgré tous ces sens proposés par sa culture.
Un bref cauchemar rapporté en séance : Monsieur Bâ a l’impression qu’une entité mi humaine, mi animale lui serre le cou sans qu’il puisse s’en défaire. La douleur et la peur provoquent le réveil. Ses premières associations le conduisent à identifier l’entité au Diable, association du côté de la signification donc. Il repère que de tels phénomènes s’étaient déjà produits lorsqu’il avait 13-14 ans. Lorsque je lui demande ce que cet âge évoque pour lui, Monsieur Bâ y associe ses premiers rapports sexuels avec une jeune fille avec laquelle il a entretenu une relation clandestine durant quatre ans. Il m’explique que dans son pays, lorsque l’on « dévierge » une fille, il faut en assumer la conséquence directe : le mariage, ce qu’il ne souhaitait aucunement. De cette période, il garde le souvenir de sentiments de dégoût et d’angoisse omniprésents corrélés au franchissement d’un interdit culturel et divin. Or, Monsieur Bâ entretient de nouveau, depuis quelques mois, une relation hors mariage avec une jeune femme compatriote. J’arrêterai la séance sur la coïncidence de la survenue des cauchemars avec l’interdit sexuel bravé.
Par la suite de cette séance, le sujet va s’autoriser à exprimer une division subjective et sa responsabilité dans ce qui lui arrive : d’un côté son aspiration au « walihou », être pur et proche de Dieu, de l’autre sa difficulté à vivre sans l’Autre sexe. Monsieur Bâ notera un apaisement de sa symptomatologie avant son aggravation à l’approche des examens universitaires.
Après deux premières années échouées en informatique, Monsieur Bâ s’est réorienté en première année de sciences économiques. Pourtant il qualifie l’informatique de passion qui lui aurait permis de grandes perspectives professionnelles. Mais cela lui demandait un niveau de concentration incompatible avec sa santé.
Au fil de la discussion, je m’aperçois que le père de notre patient a également suivi des études en économie, enseignées par des colons français. Cela lui a permis de travailler pour le gouvernement avant d’être contraint de se réorienter, lui aussi, dans le commerce indépendant lors d’un changement de régime. Il confie alors que son père souhaitait que son fils fasse des études courtes afin de reprendre son commerce. « Il faut absolument qu’un fils imite le père », faute de quoi ce dernier se voit déshonoré. « Mon père m’offre la possibilité de continuer mes études ici, mais il compte sur moi ».
Mes interventions et scansions vont permettre à ce sujet de repérer de quelle manière ses symptômes, maux de tête, obsessions, oublis, répondent à la volonté paternelle qu’il cesse les études pour prendre sa suite. L’échec scolaire « permet », avec toute la souffrance qui lui est corrélée, de ne pas tenter le Diable.
Le cas de Monsieur Bâ pose la question de notre pratique avec ces patients issus de cultures et de discours radicalement différents. Une première tranche du travail avec le sujet névrosé consiste le plus souvent à décoller celui-ci des significations proposées par la tradition dont il est issu, qu’elles soient religieuses ou médicales. La suite du traitement pour Monsieur Bâ devrait viser à l’extraire du désir paternel soutenu par la tradition et qui le pousse à céder sur son propre désir – ne pas reprendre le commerce paternel, travailler dans l’informatique. Cependant nous posons ici la question d’une telle orientation pour un sujet ancré dans un discours où le fait d’être plus savant que son parent expose explicitement l’enfant à un danger de mort.